mardi 20 février 2018

Francis Poulenc : « Ma musique est mon portrait »

Francis Poulenc (1899-1963). Photo : DR

Le 7 janvier 1999*, Francis Poulenc aurait eu cent ans. Charme, élégance, désinvolture, discrétion, plaisir, humour, esprit, tels étaient les grands traits du caractère de Francis Poulenc, né le 7 janvier 1899 et mort le 30 janvier 1963 à Paris, alors qu’il était attendu à New York pour la création de ses Sept Répons des ténèbres. Le tout transparaît dans sa musique, qui n’en est pas moins emprunte de pathétique, peut-être à l’insu du compositeur.

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« Les Biches sont le portrait de Francis Poulenc, s’écriait Jean Cocteau en 1924 en appendice à son Coq et l’Arlequin, l’œil de Poulenc chante une mélodie. La paupière tombante le recouvre un peu. » « Pour Poulenc, renchérissait le musicologue chef d’orchestre belge Paul Collaer, il n’existe pas de problème formel à résoudre ni de langage à trouver. Doué d’un sens mélodique exceptionnellement riche, il chante comme Monsieur Jourdain fait de la prose, sans y penser. Mais sa mélodie est toujours trouvée, inventée, spécialement bien conçue pour la voix ; elle est naturelle et originale. A côté de la voix humaine, l’instrument favori de Poulenc est le piano. Son écriture pianistique est aisée et éblouissante comme celle de Chopin... »

Francis Poulenc enfant. Photo : DR

Précocité
A cinq ans, Francis Poulenc commençait l’étude du piano ; à huit il s’éprenait des Danses sacrée et profane de Claude Debussy ; à onze il s’émerveillait du Voyage d’hiver de Franz Schubert. Troisième grand choc, le Sacre du printemps d’Igor Stravinski en 1914. A dix-huit ans, il faisait entendre une première œuvre au concert de jeunes organisé au Théâtre du Vieux-Colombier par Jane Batori, la Rhapsodie nègre pour baryton et ensemble instrumental qui le classait immédiatement parmi les meilleurs espoirs de l’école française. En 1920, année de la « fondation » du Groupe des Six, Francis Poulenc se reconnaissait comme le moins technicien de ses membres. En effet, pour ne pas déplaire à ses parents, il avait dû suivre tout d’abord le cycle entier de ses études secondaires. Il avait néanmoins pris des leçons de piano auprès de Ricardo Viñes à partir de 1915. Viñes l’introduisit dans l’univers de Maurice Ravel, Claude Debussy, Gabriel Fauré, le présentait à Erik Satie et Georges Auric. « Je lui dois tout », reconnaissait volontiers Poulenc. Les années de formation chevauchent les débuts de carrière précoces, et sont perturbées par la guerre, qui n’empêche cependant pas la création de ses premières œuvres. Ce n’est qu’après son service militaire que Poulenc se met sérieusement à ses études musicales, avec Charles Kœchlin. Le Groupe des Six est déjà constitué depuis près d’un an lorsqu’il demande en 1921 à Kœchlin de lui donner des leçons, expliquant à son aîné qu’il a jusque-là « obéi plus à l’instinct qu’à l’intelligence ». Il travaille encore avec lui lorsqu’il compose Les Biches, commande de Serge Diaghilev pour les Ballets russes. Plutôt que de véritables maîtres, il préfère lire des traités de Nikolaï Rimski-Korsakov pour l’orchestration,  Henri Reber pour l’harmonie, ou celui de Gabriel Parès. Poulenc consulte Albert Roussel dont il ne craint pourtant pas de critiquer la musique. A Nadia Boulanger, il écrit : « Très souvent je pense à votre jugement, un des rares qui comptent pour moi. »

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Grand bourgeois
« Grand, bien musclé, de longs bras, des jambes élancées, l’allure décidée et d’une grande élégance, type dandy, une tête oblongue, le regard étonné, une physionomie naïve, presque enfantine, quelque chose de distrait dans l’expression, quand il ne s’éveille point pour se montrer des plus gais et ses plus avisés », tel est le portrait de Francis Poulenc que peint Paul Landormy en 1943. Grand bourgeois, Poulenc n’a jamais dû affronter les contraintes matérielles de ses confrères. Issu d’une famille fortunée, il eut cependant le malheur de perdre ses parents très tôt. A seize ans, il voyait disparaître sa mère, deux ans plus tard c’était au tour de son père. Cette aisance financière lui permit d’aborder la carrière de compositeur avec sérénité. « Je n’ai heureusement pas besoin de faire autre chose que ma musique, écrit-il à Paul Collaer en 1921, car je n’ai plus mes parents et il me reste largement assez pour vivre. » Les commandes affluent dès les années vingt. En 1927, il n’a pas trente ans, il achète sa maison de Noizay, Le Grand Coteau, en Touraine – « une France à l’état pur » écrira Doda Conrad, qui aimait séjourner chez Poulenc –, région qui restera sa terre d’élection, l’asile où il pourra travailler alors que la vie parisienne l’en empêche. A Paris en effet, il va au théâtre, visite les expositions, assiste aux collections de Coco Chanel ou de son ami Christian Dior. A la fin de sa vie, il se retirera de plus en plus à Noizay, lassé par la vie mondaine. Outre Noizay, il travaille dans les palaces suisse et de la Côte d’Azur, mais aussi dans des endroits moins huppés où le conduisent les hasards de sa vie sentimentale.
La crise de 1929 lui est sans doute préjudiciable, si l’on en croit ses lettres dans lesquelles il affirme avoir perdu beaucoup d’argent et craindre vendre sa propriété de Touraine. En 1935 il va jusqu’à accepter une musique de film publicitaire pour les vins Nicolas… Il compose aussi davantage pour le piano, instrument pour lequel les éditeurs sont prêts à investir car il permet de toucher un large public. L’Etat ne lui commandera jamais la moindre partition, malgré le système des commandes d’Etat pourtant instauré en 1938. Mais il exploite comme personne le mécénat privé, et se verra commander des œuvres par la BBC (Sinfonietta) et la Scala de Milan (Dialogues des Carmélites).

Francis Poulenc et Jean Cocteau à Noizay. Photo : DR

Sa première tournée aux Etats-Unis en 1948 marque une étape importante dans la carrière de Poulenc. Il y conquiert un large public, et, grisé, il constate : « Quand on perce ici c’est à en perdre la tête. » Il y recevra d’importantes commandes des Orchestres Symphonique de Boston (Concerto pour piano) et Philharmonique de New York (Sept Répons des Ténèbres), des Fondations Sprague Coolidge (Sonate pour flûte et piano) et Serge Koussevitzky (Gloria). Quant à la facilité d’écriture de Poulenc, s’il compose certaines œuvres avec une étonnante rapidité (Concerto pour deux pianos, Litanies à la Vierge noire, Figure humaine, Stabat Mater), d’autres, comme le Sextuor ou le Concerto pour orgue, exigent de lui un travail plus laborieux, même si l’on n’y perçoit aucun effort. Il avouera ses difficultés d’écriture pour les instruments à cordes, mais compose volontiers pour les vents, qui, reconnaît-il, lui « sont favorables » et qu’il a « dans le sang ».
A sa mort, Poulenc ne laisse aucune œuvre en chantier. Il avait d’ailleurs pressenti qu’il ne saurait sans doute composer après les Sept Répons des Ténèbres : « Qu’écrirai-je ensuite ? Sans doute plus rien », présage-t-il en février 1962. Farouchement indépendant, Poulenc assume sa personnalité, et porte un regard lucide sur sa création, comme il le confesse à André Schaeffner en 1942 : « Je sais que je ne suis pas de ces musiciens qui auront innové harmoniquement comme Igor [Stravinski], Ravel ou Debussy, mais je pense qu’il y a place pour de la musique neuve qui se contente des accords des autres. N’était-ce pas le cas de Mozart, Schubert ? »
Paradoxalement, Poulenc n’est pas hermétique à la musique de son temps. Attentif en particulier au mouvement sériel, il n’envisage pas pour autant d’intégrer le système dans son propre langage, ce qu’il reproche en revanche à Stravinski : « Je n’irai pas jusqu’à flirter avec les douze sons comme Igor pour rattraper ces messieurs mais il m’est pénible qu’on ait l’air d’attribuer le succès des Carmélites à une aimable banalité. Je ne crois pas que si les Carmélites avaient été traitées à la Menotti cela suffirait à leur donner leur potentiel émotif et leur qualité musicale. » Et il n’hésite pas à parier sur l’avenir de sa musique : « Je sais bien que je ne suis pas à la mode mais j’ai besoin qu’on me “considère”. Cela a eu lieu. D’ailleurs je pense que, dans l’avenir, on me jouera plus que [Jean] Barraqué ou [Henri] Pousseur. »

Francis Poulenc et Pierre Bernac. Photo : DR

Compositeur interprète
Pianiste de formation, Poulenc a également pu avoir une riche activité d’interprète. A ce titre, il participa à la création d’Aubade et de son Concerto pour deux pianos. Au début des années 1930 il donnait concerts et conférences pour « gagner quelques sous » afin de « suppléer sans déchoir les emmerdements de la vie » et ne pas devoir condescendre à « écrire des musiques inférieures et vénales ». C’est surtout dans le récital de mélodies qu’il allait imposer son statut de pianiste, particulièrement dans le cadre du duo piano-chant qu’il constitua en 1934 avec le baryton Pierre Bernac, qu’il avait rencontré en 1926 lors de la création de ses Chansons gaillardes. La collaboration entre les deux hommes allait perdurer un quart de siècle. « Vous êtes bien avec Auric, écrivait Poulenc à Bernac, mes deux vrais frères spirituels, les seuls avec lesquels je puisse parler de mon travail en toute franchise. » Poulenc revendiquait son talent de mélodiste : « Il y a un fait certain c’est que si l’on aime Apollinaire, Eluard, Aragon, Loulou, etc... il faudra bien toujours en passer par moi », affirmait-il à Bernac. « Si l’on mettait sur ma tombe : “Ci-gît Francis Poulenc, le musicien d’Apollinaire et d’Eluard”, il me semble que ce serait mon plus beau titre de gloire » disait-il en 1945. Poulenc appréciait tant ses mélodies – il en laissera cent trente sept, dont plus du tiers destiné à son duo – il leur consacra même des mémoires, Journal de mes mélodies*. Outre Bernac, qui était aussi son conseiller pour les œuvres vocales – « Personne mieux que vous ne connaît mon mécanisme musical. Le meilleur de mes notes aura d’ailleurs toujours été votre débiteur » – , Poulenc aimait travailler avec Denise Duval, « belle comme le jour, le chic sur la terre, une voix en or... » qui créa le rôle principal des Mamelles de Tirésias, et pour qui il écrivit le rôle de Blanchede la Force de Dialogues des Carmélites, La Voix humaine, La Courte Paille et La Dame de Monte-Carlo, mais aussi Marya Freund, la mère de Doda Conrad, Claire Croiza, Suzanne Pignot, Doda Conrad, Maria Modrakowska.

Francis Poulenc et Arnold Schönberg. Photo : DR

A l’écoute des autres
Fréquentant assidûment les salons les plus huppés, où il côtoyait tout ce qui compte à Paris dans le monde des arts, des lettres et de la politique, Poulenc a su aussi mettre sa célébrité au service de la musique et des musiciens. Il a connu la plupart des compositeurs de son temps, de Camille Saint-Saëns à Pierre Boulez. Beaucoup furent ses amis. Malgré l’existence aussi artificielle qu’éphémère du Groupe des Six, Poulenc reste fidèle à Louis Durey, protège Germaine Tailleferre, s’avoue plus proche de Darius Milhaud, reste fasciné par les facultés intellectuelle de Georges Auric et ses liens avec Arthur Honegger se renforcent avec le temps. Poulenc se sent également proche d’Henri Sauguet, soutient André Jolivet, suit avec attention la production de Daniel-Lesur, apprécie les Visions de l’Amen d’Olivier Messiaen, dont il rejette Turangalîla Symphonie, admire Henri Dutilleux, fréquente la plupart des compositeurs étrangers qui passent à Paris, comme Manuel de Falla, « lyre admirable », Stravinski, son « père nourricier », Bartók, Prokofiev, Casella, rencontre Malipiero, Dallapiccola, Britten, Barber en tournée. En 1922, il se rend à Vienne aux devant d’Arnold Schönberg, l’été suivant il retrouve Anton Webern à Salzbourg. A Paris, il suit les manifestations de L’œuvre du XXème siècle, festival organisé par Nicolas Nabokov au cours duquel il a la « révélation » du « sublime » Wozzeck d’Alban Berg. Abonné de la première heure aux concerts du Domaine musical, il affirme : « Il y a une atmosphère touchante à ces concerts. Toute une jeunesse s’entasse debout aux places à 150 francs. Je ne comprends pas qu’on puisse ignorer un tel courant. » Il a une franche admiration pour Pierre Boulez, dont il suit la carrière avec attention, se rend à Darmstadt pour assister à la création de la Troisième Sonate pour piano, et lorsqu’il écoute la musique de Boulez, il la compare à celle de ses confrères : « Suis-je un con de penser que rien de tout cela ne vaut Soleil des eaux de Boulez ? C’est pourtant mon avis très sincère. »

Francis Poulenc et Denise Duval. Photo : DR

La lyrique de Poulenc
Tout en s’illustrant dans tous les genres, avec ses concertos, Sextuor, Aubade et œuvres pour instruments à vent, Poulenc s’est principalement imposé dans la musique vocale – ce qu’il reconnaît lui-même, écrivant, alors qu’il esquisse La Voix humaine : « Je suis décidément un homme de théâtre. » Il n’est en effet jamais plus à l’aise que sculptant le verbe, la langue française, celle de Cocteau, Jacob, Ronsard, Eluard, mais aussi la langue latine, héritage de la piété paternelle. « Je suis religieux, par instinct profond et par atavisme, confiait-il à Claude Rostand en 1954. Autant je me sens incapable d’une conviction politique ardente, autant il me semble tout naturel de croire et de pratiquer. Je suis catholique. C’est ma plus grande liberté. Cependant, la douce indifférence de ma famille maternelle m’a, tout naturellement, conduit à une longue crise d’oubli. De 1920 à 1935, je me suis, je l’avoue, fort peu soucié des choses de la foi. » Opéras, mélodies, mais aussi musique chorale, de la messe à la cantate profane, en passant par la chanson à boire, la chanson populaire et le motet, constituent l’aspect le plus riche de la production de Poulenc. Il y dévoile tous les aspects de sa personnalité tourbillonnante, sa candeur et sa gouaille, son humour et sa gravité, son charme désinvolte et son austérité.

Francis Poulenc "croqué" par Jean Cocteau en 1924. Photo : DR

La fin
Début 1963, il projette un nouvel opéra sur un texte de Jean Cocteau, la Machine infernale, mais la mort l’emporte le 30 janvier, alors même que l’on s’apprêtait à la création de ses ultimes chefs-d’œuvre, les Sonates pour hautbois et piano et pour clarinette et piano. « Francis Poulenc a trouvé son langage dans la sincérité, écrivait Louise de Vilmorin moins de cinq mois plus tard. Il n’a jamais menti. Il n’était pas un innovateur, mais il est l’auteur d’une œuvre originale puisqu’il l’écrivit comme il l’entendait et que, faite à son image, elle se présente sans supercherie. C’est pourquoi elle n’est pas sans danger. Qu’il ait été sollicité par sa gaieté, ses langueurs, sa mélancolie ou la gravité d’une certaine solitude qu’il devait éprouver par moments, j’ai le sentiment qu’il a eu plaisir à s’exprimer comme il l’a fait. [...] Il me parle comme hier, mais ce qui me gêne à présent, c’est de ne pas pouvoir lui répondre. Ce n’est donc pas lui, mais nous, que sa mort condamne au silence. »

Bruno Serrou

* Publié en 1993 chez Cicero. 2) Ce texte a été écrit par mes soins pour le journal des Editions Salabert à l’occasion du centenaire de la naissance de Francis Poulenc.


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