mardi 26 août 2014

Quatre futurs grands dans la Nuit du piano de l’Annecy Classic Festival : Anna Fedorova, David Fray, Li Siqian, Benjamin Grosvenor

Ve Annecy Classic Festival, Annecy (Haute-Savoie), Impérial Palace, lundi 25 août 2014

Annecy Classic Festival. Le Yamaha et la salle de l'Impéria Palace avant la Nuit du Piano. Photo : (c) Bruno Serrou

Une longue et belle soirée de piano attendait hier le public de l’Annecy Classic Festival dans le grand salon de l’Impérial Palace dont les larges baies vitrées donnent sur le lac d’Annecy au couchant. Une « Nuit du piano » de six heures dont Eliane Richepin est l’initiatrice avant que le concept soit repris ailleurs, durant laquelle se sont succédés quatre pianistes de la jeune génération pour autant de récitals aux programmes denses, variés et exigeants.

A soirée exceptionnelle, piano d’exception. Si j’ai pu relever à Annecy depuis le début de cette édition de l’Annecy Classic Festival les défaillances des Yamaha utilisés dans le cadre des concerts en l’église Sainte-Bernadette et du Musée-Château, réglés par un accordeur haut-savoyard, il convient de saluer la grande qualité du Yamaha en provenance d’Allemagne sur lequel ont pu s’exprimer hier soir les quatre pianistes venus d’autant de pays différents, la Chinoise Li Siqian, l’Ukrainienne Anna Fedorova, le Britannique Benjamin Grosvenor et le Français David Fray.

Annecy Classic Festival. Nuit du Piano. Anna Fedorova. Photo : (c) Yannick Perrin

Le cheminement progressif d’Anna Fedorova

C’est à Anna Fedorova (1) qu’est revenue la mission d’ouvrir la Nuit du piano 2014. Née dans une famille de musiciens, elle a commencé l’étude du piano à l’âge de cinq ans, avant de donner son premier récital un an plus tard et de se produire en concerto à sept ans avec l’Orchestre National d’Ukraine. Elève de Norma Fisher au Royal College of Music de Londres et de Leonid Margarius à l’Accademia Pianistica Incontri col Maestro à Imola (Italie), elle est lauréate d’une quinzaine de concours internationaux. Cette jeune pianiste ukrainienne de 24 ans que j’ai découverte quant à moi en 2012 lors du Concours Piano Campus à Cergy-Pontoise, a conçu un programme dont la structure, la progression musicale et l’exigence trahissent une réelle maturité. Apparemment « facile » est la Sonate n° 13 en si bémol majeur KV. 333 de Mozart composée à Linz fin 1783 quelques semaines après la Symphonie n° 36 en ut majeur KV. 425. Pourtant, tout en semblant vouloir s’échauffer dans la perspective de l’œuvre finale, Fedorova a donné la quintessence de la partition, dessinant les contours ludiques et animés de l’Allegro, le chant d’un ardent lyrisme de l’Andante cantabile et la joyeuse progression de l’Allegretto final conçu à la façon d’un triptyque . Après une courte pause, la pianiste a enchaîné les trois Valses op. 64 (1847) de Chopin, qui s’ouvrent sur la Valse Minute en raison de sa brièveté ou Valse du petit chien parce qu’inspirée par la danse d’un chien qui cherchait sous les yeux du compositeur à attraper sa queue. Cette courte page est suivie de la valse en trois parties dite « pure » dont le thème célèbre est beaucoup utilisé par les cinéastes. Le cahier se conclut sur une valse en la bémol majeur dont la difficulté croissante a préludé hier au plat de résistance de la prestation d’Anna Fedorova, l’extraordinaire juge de paix que constitue le triptyque que Maurice Ravel a composé en 1908 d’après trois poèmes éponymes d’Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit. La noirceur et l'exceptionnelle difficulté de ce recueil qui se déploient sur près de vingt-cinq minutes en font l’une des œuvres les plus emblématiques de son auteur. Dans Ondine, quil conte l’histoire d’une sirène qui invite un être humain à visiter son royaume aquatique, la digitalité du jeu de Fedorova lui a permis de restituer à la perfection la liquidité comparable aux Jeux d’eau, tout en soulignant l’onirisme et la virtuosité transcendante de ces pages. Dans Le Gibet, qui narre les dernières impressions d’un pendu au soleil couchant, la pianiste a su tenir la délicate gageure de soutenir la pression des cent cinquante trois octaves de pédales de si bémol inlassablement répétés cinquante-deux mesures durant, mettant également en exergue l’extraordinaire potentiel harmonique de ce morceau. Fedorova s’est vaillamment lancée dans Scarbo, miroir pianistique d'un gnome diabolique et facétieux porteur de funestes présages qui apparaît dans les songes des dormeurs, qu'elle a emporté sans efforts apparents, se jouant avec naturel et simplicité dans ses rythmes frénétiques, ses tempos extraordinairement rapides sans jamais faillir, faisant oublier au public qu’il s’agissait pour elle de surmonter les exceptionnelles difficultés techniques et la virtuosité requise par l’écriture singulièrement exigeante de Ravel. Sortant de Gaspard de la Nuit aussi fraîche mais plus détendue qu’au début de sa prestation, Anna Fedorova a offert en bis un Prélude de Rachmaninov ample et aéré, faisant oublier que, depuis Le Gibet, le piano vibrait bruyamment dans le médium au contact du plancher du praticable où il était installé et qui allait se faire plus prégnant pendant le récital suivant…


Annecy Classic Festival. Nuit du Piano. David Fray. Photo : (c) Yannick Perin

David Fray bachien

La deuxième prestation est revenue à David Fray. Le pianiste français de trente-trois ans tirait pourtant une moue des mauvais jours en franchissant le seuil du plateau et en traversant ce dernier pour se rendre au piano, avant de s’installer sur une chaise rembourrée et basse devant le clavier comme s’il subissait une punition. Ainsi assis bas devant le Yamaha, alors qu’il s’apprêtait à jouer des pages du Cantor de Leipzig, il s’est avéré impossible de ne pas songer à Glenn Gould et au fait que Fray est né en 1981, année où le Canadien gravait son ultime approche des Variations Goldberg, quelques mois avant sa mort. Faisant fi du public comme s’il était seul au monde et jouait pour lui-même, Fray a néanmoins donné des Bach éblouissants, avec quatre Préludes et Fugues autour de diverses tonalités d’ut (majeur/mineur et ut dièse majeur/mineur), les doigts se détachant avec une puissance, un délié et une régularité de nature gouldienne auxquels il a ajouté une musicalité que je lui connaissais guère. Puis ce fut le Prélude religieux pour piano puis harmonium de l’Offertoire de la Petite messe solennelle pour quatre voix solistes, chœur mixte, deux pianos et harmonium de Rossini qui, du moins sous les doigts de Fray, a pris le tour d’une page de Bach. Après cet intermède, qui s’est avéré monotone, David Fray a offert au public annécien, qu’il semblait ne toujours pas voir, une Sonate pour piano n° 23 en fa mineur op. 57 « Appassionata » de Beethoven énergique et d’une puissance conquérante, ce qui n’a pas empêché l'émergence de phases plus oniriques et sensibles trahissant quelques blessures sans pour autant s’épancher, Fray rattachant ainsi judicieusement Beethoven au classicisme plutôt qu’au romantisme. Ce qu’il a d’ailleurs souligné davantage encore en donnant en bis un Prélude de Bach…

Annecy Classic Festival. Nuit du Piano. Li Siqian. Photo : (c) Yannick Perrin

La digitalité extrême de Li Siqian

Née à Chongqing en 1992, Li Siqian était pour moi jusqu'à sa prestation d'hier soir une pargaite inconnue. Et je tiens à affirmer sans tarder combien elle m’a convaincu, même si sa conception globale suscite quelques regrets en raison d'un manque de diversité dans les contrastes et les couleurs. Néanmoins, il est clair qu'à vingt-deux ans cette jeune chinoise est l’un des fruits les plus prometteurs de cette école de piano émergeante qui, née après la mort de Mao Tsé Toung, est en train de s’imposer rapidement dans le monde, avec les Lang-Lang et autres Yundi Li, Yuja Wang, etc. Amorcée avec deux Sonates de Domenico Scarlatti (K. 466 L. 118 et K. 141 L. 422) jouées sur un piano enfin défait des vibrations du plancher avec une légèreté et une souplesse qui ont instillé au grand Yamaha de concert le tour d’une épinette plutôt que d’un clavecin tant le nuancier du toucher a été large, la prestation de Li Siqian s’est déployée dans les Etudes op. 10 de Chopin qu’elle a conçues comme une partition unique en dix mouvements contant un véritable poème pour piano grâce à un réel sens discoursif qui a suscité une structure en forme d'arche à laquelle il n'a manqué qu'une diversité de tons plus prégnante. Son toucher liquide et détaché a néanmoins séduit, chaque note s’exposant en toute limpidité en s’épanouissant indépendamment les unes les autres jusque dans les accords les plus fournis. Sous ses doigts, le Yamaha de concert est devenu un grand piano riche en harmoniques, de bas en haut du clavier réglé de façon égale. Après quoi la Valse de Faust de Gounod arrangée par Liszt est apparue superflue, autant du fait de la pianiste que de la pièce elle-même. Mais l’on a pu juger de l’amplitude des affinités musicales de la pianiste chinoise dans Jardins sous la pluie de Debussy que le doigté fluide et aérien de Li Siqian a subtilement paré.

Annecy Classic Festival. Nuit du Piano. Benjamin Grosvenor. Photo : (c) Yannick Perrin

Les sonorités moelleuses de Benjamin Grosvenor

A vingt-deux ans, Benjamin Grosvenor a le vent en poupe. Cet été, il a été l’invité de plusieurs grands festivals, et Universal vient de publier sous le label Decca (2) un récital solo où l’on peut découvrir l’ampleur de son répertoire. Ampleur confortée par la diversité des styles et des compositeurs qu’il a sélectionnés pour son récital d’hier soir, du plus populaire au plus rare, mais constamment difficile et d’un haut degré d’exigence, pour l’interprète comme pour l’auditeur. C’est sur une éblouissante première Ballade de Chopin que le pianiste britannique a ouvert son programme. Il y a démontré d’emblée son sens de la narration qu’il développe de ses doigts d’airain avec lesquels il exalte des sonorités profondes et riches en harmoniques et qui lui permettent de transcender le piano pour en faire un orchestre entier. Grosvenor s’est ensuite tourné vers les rares trois Paysages du Catalan Federico Mompou (1893-1987) dont il a enluminé les climats et les images qui y sont toutes inclues, avant d’interpréter Deux contes de fées op. 51/3 et op. 14/2, cette dernière intitulée Marche des Paladins, du Russe Nikolaï Medtner (1880-1951), un proche de Dimitri Chostakovitch qui se fait plus présent qu’autrefois dans les programmations occidentales. Grosvenor a ensuite donné des Valses nobles et sentimentales de Ravel une interprétation lumineuse et charnelle, gommant les côtés kitschs que l'on y trouve trop souvent, avant de conclure sur une ultime valse, celle du Faust de Gounod brillamment arrangée par Liszt et tout aussi brillamment jouée. En bis, une étincelante Etude de Concert d’Ernö Dohnányi et un étonnant Rush Hour in Hong-Kong d’Abram Chasins…

La Nuit du Piano a été retransmise en direct sur Medici.tv, qui en propose le streaming pendant les trois mois qui viennent (www.medici.tv/#!/annecy-classic-festival).

Bruno Serrou

1) Pour découvrir Anna Fedorova, je recommande le premier CD de la nouvelle collection placée sous l’égide de l’Annecy Classic Festival DiscAnnecY dans lequel la jeune pianiste ukrainienne interprète Chopin (Sonate pour piano n° 3 en si mineur op. 58), Liszt (Sonnet de Pétrarque n° 104) et Brahms (Six Klavierstücke op. 118) - CD DiscAnnecY DAY 01 (distribution Harmonia Mundi). Signalons également le récital programmé à Paris, Théâtre de l’Athénée, le 28 octobre 2014

2) Bach, Chopin, Scriabine, Granados, Schulz-Evler, Albeniz et Gould. 1 CD Decca 478 5334

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire