mercredi 2 avril 2014

Le Royal Concertgebouw Amsterdam et Mariss Jansons ont donné à Paris de poétiques Bruckner

Paris, Salle Pleyel, lundi 31 mars et mardi 1er avril 2014

Mariss Jansons et le Royal Concertgebouw Orchestra en répétition Salle Pleyel.  Photo : (c) Royal Concertgebouw Amsterdam

Orchestre fabuleux que le Royal Concertgebouw d’Amsterdam. Surtout dirigé par son actuel chef titulaire, le Letton Mariss Jansons. Formation et chef élégants, enchanteurs, précis, pénétrants, enthousiastes, virtuoses ont offert un programme particulièrement dense et magistralement exécuté, un vrai bonheur pour le public de la Salle Pleyel trois soirs de rang.

Le concert idéalisé de Mariss Jansons Salle Pleyel. Photo : (c) Royal Concertgebouw Orchestra

L’on sait depuis Eugen Jochum, qui fut son premier chef entre 1961 et 1964, éminent brucknérien s’i en est, et Bernard Haitink, son directeur musical de 1961 à 1988, combien l’orchestre hollandais a d’affinité avec les symphonies du compositeur autrichien dont l’image a longtemps été ternie par la dévotion que lui voua fallacieusement un certain Adolph Hitler, qui fit ériger à Linz une statue au plus fameux de ses « compatriotes », alors même que le titulaire de l’orgue de Saint-Florian de Linz n’avait rien qui puisse évoquer, de près ou de loin, de quelconques velléités nationalistes. Bruckner, lui, érigea à travers son œuvre un temple à la seule gloire du Créateur, dont le point culminant devait être sa Neuvième Symphonie, qu’il ne put mener à son terme, laissant son finale inachevé, et qu’il dédia néanmoins « Au bon Dieu ». A la tête de l’Orchestre Symphonique de la Radiodiffusion bavaroise depuis 2003 et du Concertgebouw d’Amsterdam depuis 2004, formé à Vienne, Jansons dirige deux orchestres à la forte tradition germanique tout en ayant bien ancrée en lui celle venant d’Europe centrale, particulièrement la russe, acquise auprès d’Evgueni Mravinski à Saint-Pétersbourg.

Mariss Jansons et le Royal Concertgebouw Orchestra. Photo : (c) Salle Pleyel

En trois jours, à l’invitation de la Salle Pleyel et des Productions internationales Albert Sarfati, la première phalange de Hollande et son directeur musical ont présenté autant de symphonies de Bruckner, les Quatrième, Septième et Neuvième, chacune mise en regard dans un ordre aléatoire d’un concerto pour un instrument distinct, le violoncelle, le piano et le violon, de trois autres compositeurs ayant vécu à Vienne. Comme toujours, la gestique du chef letton est toute en élégance et en ampleur, ce qui suscite des tempi respirant large, des couleurs et des timbres à la palette infinie, mais un sens du drame captivant.

Mariss Jansons. Photo : (c) Medici.tv

Donnée lundi 1er avril dans sa version originale de 1883, dans l’orchestration romantique de Bruckner sans hypertrophie (bois par deux, quatre cors, quatre tubas Wagner, trois trompettes et trombones, tuba, timbales, percussion, cordes [16, 14, 12, 10, 8]) mais avec la faute de copiste pourtant notée « non valable » qui fait incidemment survenir un hallucinant coup de cymbales doublé d’un roulement de triangle au point culminant du mouvement lent, la Symphonie n° 7 en mi majeur a été un pur enchantement. Vision puissante, sensible, aux architectures respirant ample, d’une profondeur comme ressentie de l’intérieur, l’exécution a été digne de la direction sereine au souffle généreux de Jansons capable de susciter des contrastes d’une amplitude extraordinaire. Dès les premières mesures du mouvement initial exposées aux violoncelles extraordinaires d’onctuosité, et au premier cor au velouté exceptionnel, cette conception de la Septième de Bruckner s’est avérée d’une beauté confondante, le ton noble et altier mettant en évidence l’arche immense de cette partition qui conduit à une coda d’une opulence ahurissante où sonnent pour la première fois dans la symphonie, à la toute fin du morceau, quatre tubas wagnériens aux sonorités plus pleines et charnues que les quatre cors dont ils sont le prolongement et les intermédiaires avant les trois post-horns (trombones). En effet, dédiée au roi Louis II de Bavière, qui, rappelons-le, fut le protecteur de Richard Wagner, cette symphonie, qui rend hommage au maître vénéré de Bruckner mort pendant la genèse de la Septième, est toute emplie des sonorités de l’Enchanteur de Bayreuth, où il s’était rendu pour la première fois en 1882 pour assister à la création de Parsifal alors qu’il travaillait sur sa symphonie. Le sublime Adagio, marqué « très solennel », est abordé dans un climat de mystère évanescent, avec des cordes d’une exquise douceur qui exposent le thème initial avec une délicatesse inouïe, à l’instar du long crescendo d’une tendresse et d’une nostalgie élégiaque, si bien que, à son apogée, lorsqu’intervient soudain timbales, cymbales et triangle, le retour à la réalité est si violent et dramatique que l’atmosphère paisible semble définitivement rompue. C’est sans compter sur le sens de la poésie et du drame propre à Jansons, qui retrouve rapidement la sérénité que réclame la conclusion qui ramène à un climat apaisé. Abordé sans précipitation, conformément à l’indication du compositeur, le Scherzo est mû avec allant aux délicates inflexions. Le finale, « mouvementé, mais pas trop rapide », de Jansons et de son éblouissant Concertgebouw d’Amsterdam est stupéfiant de grandeur et de puissance, construit telle une majestueuse cathédrale sonore, saisissant l’auditeur jusqu’au tréfonds de l’âme et du corps tel un hymne solennel à l’univers entier et à la Création.

Ainsi, Mariss Jansons aura bouclé la boucle de son triptyque Bruckner, puisqu’il avait donné la veille la Symphonie n° 9 en ré mineur directement dédiée « Au bon Dieu ». Mariss Jansons évite à bon escient de sombrer dans une spiritualité excessive, édifiant un vaste monument à l’architecture continuellement mouvante élevé avec acuité, projetant l’œuvre dans l’avenir tout en se faisant sensible, flamboyant, dramatique, parfois contemplatif et tendre. Les tempi sont au cordeau, jamais étirés à l’envi, contrairement à beaucoup de ses aînés qui, à l’instar du Parsifal de Wagner, sous prétexte de spiritualité, s’adonnent à l’extrême lenteur. Le chef letton met remarquablement en exergue l’architecture continuellement mouvante de cette œuvre dont les thèmes et les alliages se fondent et s’imbriquent les uns aux autres au point de constituer une sorte de fuite en avant là où, dans les symphonies antérieures, Bruckner construisait un univers plus ou moins clos. Plus richement orchestré que les partitions précédentes, à l’exception de la Huitième, la Neuvième (bois par trois, huit cors, les cinquième à huitième alternant avec deux tubas Wagner, trois trompettes et trombones, tuba contrebasse, timbales et cordes [18, 16, 14, 12, 9]) est plus colorée et contrastée que les autres mais aussi plus fluide et aérée. Avec son orchestre ductile, virtuose, singulièrement fiable et à la polychromie extraordinairement subtile, Jansons bâtit une nef aux transitions liquides dirigeant avec retenue, le Scherzo oscille entre visions féeriques et mécanique tandis que le Trio instaure une parenthèse d’un onirisme annonçant la noble et bouleversante poésie de l’immense Adagio sur lequel se conclut incidemment l’Inachevée de Bruckner qui se referme sur un message de paix et d’accomplissement peint avec une simplicité si confondante par Jansons et une chaleur si radieuse par l’orchestre que l’on en oublie le fait qu’il manque quelques quatre cents mesures d’un finale laissé en jachère par Bruckner malgré les neuf ans de genèse.

Krystian Zimerman. Photo : DR

En première partie de cette impressionnante Neuvième que Bruckner composa à la fin de sa vie, Mariss Jansons a programmé le Concerto pour piano et orchestre n° 1 en ré mineur op. 15 que Johannes Brahms a conçu dans la deuxième décennie de son existence. L’on sait combien les relations entre Brahms et Bruckner furent tendues, mais le premier convint que la Huitième Symphonie du second était une pure réussite. Ce premier essai concertant de Brahms, prévu à l’origine comme première symphonie, est davantage une symphonie concertante qu’un concerto mettant deux entités face à face, un instrument soliste répondant à un tutti. Plus « rondes », charnelles et articulées que celles Bruckner, les longues phrases de Brahms n’ont rien à envier à celles de l’aîné de neuf ans. Intègre et exigent, Krystian Zimerman a tiré de son Steinway des sonorités se fondant d’incroyable façon à celles du Royal Concertgebouw Orchestra, dont il écoutait attentivement chaque soliste, donnant souvent l’impulsion au premier violon, voire à Mariss Jansons en personne, orchestre et chef qu’il connaît pourtant fort bien. Il n’en est pas moins résulté une interprétation ample et généreuse, timbres et phrasés se combinant à la perfection.

Frank-Peter Zimmermann. Photo : DR

Si le pianiste polonais s’est refusé à tout bis, ce n’est pas le cas pour son presque homonyme allemand, le violoniste Frank-Peter Zimmermann, qui a donné il est vrai une œuvre beaucoup plus courte. Immense musicien au répertoire particulièrement riche et varié, ce dernier a donné du Concerto n° 3 pour violon et orchestre en sol majeur KV. 216 de Mozart une interprétation élégante et limpide qui a magnifié le style galant et la grâce toute française de sa partie, tandis que Jansons et ses musiciens ont élaboré d’authentiques dialogues avec le soliste. Pour répondre aux rappels insistants du public, Zimmermann s’est cantonné à Jean-Sébastien Bach pour son unique bis.


Bruno Serrou

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