lundi 28 avril 2014

Le Crépuscule des dieux conclut avec éclat le Ring de Wagner de Genève dans la production d’Ingo Metzmacher et de Dieter Dorn

Genève (Suisse), Grand-Théâtre, mercredi 23 avril 2014


Treize mois après Das Rheingold (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/03/avec-un-das-rheingold-onirique-ingo.html), cinq mois après Die Walküre (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/11/ingo-metzmacher-et-dieter-dorn-donnent.html) et trois mois après Siegfried (http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/02/ingo-metzmacher-et-dieter-dorn.html) le Grand-Théâtre de Genève présente la dernière journée du Ring de Richard Wagner, Der Götterdämmerung, concluant ainsi la nouvelle production d’Ingo Metzmacher et Dieter Dorn. A l’instar des trois premiers volets, mais cette fois conformément à la structure-même de l’ouvrage en un prologue et trois actes, cette troisième journée débute avant que l’action ait commencé, les Nornes dévidant le fil de la destinée tout en évoquant les origines de l’épopée dont la conclusion va se dérouler sous les yeux du public dans sa continuité. L’on retrouve dans ce prologue le désert des troisièmes actes de Die Walküre et de Siegfried au centre duquel est planté le rocher de Brünnhilde.


Evitant la grandiloquence mais dirigeant sans traîner propulsé par une énergie conquérante, un orchestre chambriste et fluide, des textures transparentes et des tempi toujours allants, voire franchement rapides Ingo Metzmacher donne à la partition une dynamique générale alerte et brûlante. Ce qui a pour corolaire la mise à nu de défaillances des pupitres des vents de l’Orchestre de la Suisse romande, toujours plus brillants néanmoins au fur et à mesure des volets du Ring, plus particulièrement les cuivres. Allégeant les textures de son orchestre, le chef allemand permet aux chanteurs de s’exprimer sans forcer, malgré des tempi constamment allants, voire un peu trop alertes. L'Orchestre genevois, qui joue avec un plaisir évident, fait ainsi un quasi sans faute. Dommage que les dimensions de la fosse limitent le nombre de cordes. L’OSR répond aux moindres sollicitations de Metzmacher, dont le sens de la narration et des contrastes qui sont d’un très grand wagnérien donne à l’œuvre sa dimension épique, ne ménageant ni les tensions ni le lyrisme, tout en jouant avec art des textures chambristes, donnant ainsi à l’orchestration de Wagner transparence et fluidité.


Sans renouveler le propos ni la portée multidimentionnelle du Ring, la mise en scène de Dieter Dorn a le mérite d’être claire et de s’avérer d’une réelle efficacité théâtrale et humaine. Tournant résolument le dos à toute tentation de relecture du livret, aux interrogations mythologique, politique, philosophique, psychanalytique au deuxième ou troisième degrés, voire au-delà, la conception scénique se refuse à toute interprétation pour se focaliser sur la narration littérale et continue de l'histoire. Sans renouveler le propos ni la portée du Ring, la production de Dieter Dorn a le mérite d’être claire et de s’avérer d’une réelle efficacité théâtrale et humaine. Les grands moments ne manquent pas, mais les plus intenses sont les face à face entre deux ou trois protagonistes. Ainsi, lorsque Siegfried et Brünnhilde émergent de leur nuit sur le rocher, emmitouflée dans un drap, les épaules nues, le cheveu hirsute, Brünnhilde est contemplée par Siegfried comme s’il ne croyait pas à ce qu’il venait de vivre. Le visage de Petra Lang rayonne d’un amour qui semble authentique, tout comme son dépit lorsqu’elle découvre la trahison de Siegfried et sa haine au moment où elle révèle à Hagen le point faible qui condamne son époux à mort. A la vue de ce dernier accoutré tel Gunther au premier acte, on comprend que Brünnhilde soit tétanisée et se laisse abuser par le subterfuge de Siegfried venu la conquérir au nom du Gibichungen, ce qui donne à ce moment un tour plus réaliste que de coutume. La scène de Siegfried avec les Filles du Rhin au troisième acte est aussi un grand moment de théâtre, tandis que le finale, après que le bucher eut disparu, se déroule sur un plateau nu sur lequel tombent des cintres les corps des dieux. Les Nornes réapparaissent de temps à autres, hantant le plateau après leur propre scène du prologue, prêtes à précipiter la mort de Wotan en mettant le feu au Walhalla avec leurs torches ainsi qu’au bûcher de Siegfried et de Brünnhilde.


L’action se déroule dans des décors de Jurgen Rose constitués de deux éléments fondamentaux, le rocher avec un énorme tronc d’arbre côté cour, et une grande boîte blanche rectangulaire dotée de portes et d’un fond mobile symbolisant la salle d’apparat des Gibichungen. A jardin, d’énormes têtes creuses formant totems évoquent Wotan et les dieux du Walhalla devant lesquels apparaît Erda attendant leur fin. Le premier de ces masques géants est celui de Wotan, dont le bandeau qui recouvre l’œil perdu renvoie à la mèche d’Hitler à qui s’en prend Brünnhilde avant son sacrifice. Au fond du plateau, réapparaît de temps en temps le rideau rouge vu dans les deux précédentes journées qui scintille telles les flammes protégeant le rocher de Brünnhilde, tandis que des voiles noirs mus au sol par de sombres silhouettes représentent le fleuve sur lequel navigue Siegfried et nagent les Filles du Rhin. Lors des changements de décors, un rideau noir descend réduisant l’action à un espace délimité par un quadrilatère de lumière rouge, ce qui permet de jouir pleinement dans les textures souples et moelleuses de l’orchestre wagnérien mais ralentit l’action, notamment le Voyage de Siegfried sur le Rhin durant lequel seule Brünnhilde est présente, cantonnée à l’avant-scène et contemplant l’anneau que Siegfried lui a offert, tandis que l’orchestre évoque le héros navigant sur le fleuve.


La distribution sert avec bonheur la conception du chef et du metteur en scène. S’ils ne sont pas encore tous des familiers de leurs rôles, ce qui donne à leur interprétation une fraîcheur palpable, les chanteurs sont totalement investis par leurs personnages, et se donnent du coup sans compter, aidés il est vrai par le soutien attentif et vigilent de Metzmacher. Loin d’être un heldentenor, mais prometteur quant à son potentiel vocal et dramatique, John Daszak montre que le rôle de Siegfried peut être chanté d’une voix claire, lyrique et nuancée. Doté d’une bonne diction et d’une endurance vocale évidente, le ténor britannique a su saisir les incertitudes qui assaillent Siegfried du début à la fin de l’œuvre. Depuis sa première Brünnhilde scénique, à l’Opéra de Paris en 2013, Petra Lang a approfondi sa conception du rôle. La voix s’avère plus égale, son aigu est flamboyant, quoique parfois strident, le grave est opulent, mais le médium est désuni. En revanche, sa présence scénique est d’une intensité exceptionnelle. Elle chante la poignante scène d’immolation avec une émotion hallucinante qui emporte le public dans un moment cathartique.


Edith Haller est une remarquable Gutrune, tant vocalement que dramatiquement et physiquement, comme le Gunther superbement joué et chanté de Johannes Martin Kränzle. Le Hagen de Jeremy Milner est un peu lisse, la voix n’ayant pas encore l’autorité et la noirceur requise par ce personnage amoral. En fait, Milner aurait mieux convenu en Alberich, alors que John Lundgren,  Alberich solide et autoritaire, a tous les atouts d’un Hagen, mais la plastique avérée des voix de ces deux chanteurs et l’alliage de leurs timbres, se sont exprimés pleinement dans leur (trop courte) confrontation au début du deuxième acte. Si l’on peut entendre Nornes plus convaincantes (Eva Vogel, Diana Axentii et Julienne Walker), il est en revanche difficile de trouver trio de Filles du Rhin plus homogène (Polina Pasztircsák , Stephanie Lauricella et Laura Nykänen). La brûlant Waltraute de Michelle Breedt complète cette affiche d’une grande cohésion à laquelle il convient d’associer le vigoureux chœur du Grand Théâtre de Genève qui a vaillamment répondu aux appels de Hagen.


Deux cycles complets du Ring sont donnés ce mois de mai 2014 dans leur continuité, le premier les 13, 14, 16 et 18 mai, le second les 20, 21, 23 et 25 mai (http://www.geneveopera.ch/production_88).

Bruno Serrou

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire