samedi 15 mars 2014

Sous la flamboyante direction d’Esa-Pekka Salonen, les Gurre-Lieder de Schönberg ont permis de retrouver l’Orchestre Philharmonique de Radio France des grands soirs

Paris, Salle Pleyel, vendredi 14 mars 2014


Esa-Pekka Salonen. Photo : DR

Commencés en tant que cycle de lieder dans la perspective d’un concours de composition organisé par l’Association des Compositeur de Vienne, composés en 1900-1903, peu après son sextuor à cordes la Nuit transfigurée op. 4, à une époque où l’orchestre atteignait le gigantisme - pensons aux IIe (1888-1894) et VIIIe Symphonies de Mahler (1906), à la Symphonie alpestre de Strauss (1911-1915) -, les Gurre-Lieder d’Arnold Schönberg sont l’une des œuvres les plus impressionnantes de l’histoire de la musique. Conçu en trois parties d’inégale longueur conformément au poème qu’il illustre, cet oratorio requiert cinq solistes (soprano, mezzo-soprano, deux ténors, baryton-basse), récitant, chœur d’hommes à quatre voix, chœur mixte à huit voix (environ deux cents choristes au total) et orchestre d’environ cent-cinquante instrumentistes (1), effectif si fourni que Schönberg dut commander du papier spécial de quarante-huit portées pour les besoins de son conducteur. Pour ce faire, il dut attendre novembre 1911 pour en finaliser l’orchestration commencée en août 1903, l’état de pauvreté dans lequel il vivait alors ne lui permettant pas de payer le moindre fournisseur, obligé qu’il était d’orchestrer des opérettes pour survivre.

Orchestre Philharmonique de Radio France, Chœurs de Radio France et de Radio Leipzig. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

Les Gurre-Lieder seront créés avec un foudroyant succès à Vienne le 23 février 1913 sous la direction de Franz Schreker. Mais Schönberg retravaillera sa partition jusque dans les années 1920, écrivant en 1922 une version pour orchestre de chambre du Lied des Waldtaube (Chant du ramier) qui conclut la première partie destinée à une exécution à Paris par Marya Freund. Entre 1900 et 1913, Schönberg aura notamment composé le vaste poème symphonique Pelléas et Mélisande op. 5 (1903), les Cinq pièces pour orchestre op. 16 (1909, créées en 1912), partitions atonales à l’orchestration conforme à celle des Gurre-Lieder, et le monodrame Erwartung op. 17 (1909) aux bois et cuivres par quatre. « Il faut bien se rendre compte que la partie orchestrée en 1910 et 1911 est d’un style instrumental tout autre que la première et la deuxième parties, convenait Schönberg. […] Il va de soi que dix ans plus tard j’ai orchestré autrement. En mettant au net la partition, je n’ai retravaillé que de rares passages. Tout le reste (y compris certaines choses que j’aurais préféré changer) a été conservé dans son état initial. Je n’aurais pu retrouver ce même style, et tout connaisseur de quelque compétence devrait immédiatement déceler les quatre ou cinq passages modifiés. Ces modifications et corrections m’ont donné plus de travail qu’autrefois la composition toute entière. »

Les ruines du château de Gurre, Danemark. Photo : DR

Si les deux premières parties sont clairement wagnériennes, la première, symphonie de lieder qui relate l’amour du roi Waldemar pour Tovelille (Tove) et s’achève sur le chant du ramier contant la mort de la jeune fille, renvoyant au Chant de la Terre de Mahler avec ses dix lieder reliés entre eux par des interludes symphoniques, la centrale, qui ne comporte que la déchirante lamentation de Waldemar défiant Dieu, étant de loin la plus complexe du point de vue thématique et harmonique, la troisième, qui adopte le tour d’une cantate dramatique avec participation des chœurs pour la chasse sauvage où l’on voit Waldemar condamné à l’errance éternelle dans les cieux avec ses vassaux à la recherche de Tove et apparaissant tel un spectre aux yeux des paysans jusqu’à sa rédemption, présentant des textures orchestrales à la fois dépouillées et kaléidoscopiques avec des combinaisons de timbres insolites entre petits groupes instrumentaux, usage privilégié par Mahler dans ses dernières symphonies. Dans ce même dernier volet du triptyque, Schönberg utilise pour la première fois le Sprechgesang (parlé-chanté), technique qu’il développe dans Pierrot lunaire en 1912 et Moïse et Aron en 1930-1932. Cette œuvre, qui se situe dans la ligne du chromatisme intégral du Wagner de la maturité, reste dans les limites extrêmes de la tonalité, ce qui n’empêcha pas son auteur d’y revenir chaque fois qu’il mettait au point une nouvelle technique compositionnelle, l’atonalité dans les années dix et le dodécaphonisme dans les années vingt… Avec leurs trente-cinq thèmes et leurs subtils développements, leurs structures et leur onirisme dramatique, les couleurs, la transparence et la fluidité de leur orchestration, leur tonalité élargie, l’apparition du Sprechgesang, les Gurre-Lieder représentent autant une synthèse de la musique du XIXe siècle et le début d’un nouvel univers sonore qui préfigure le XXe siècle.

Arnold Schönberg (1874-1951). Photo : DR
 
Oratorio profane à connotation spirituelle qui se situe dans l’esprit du Tristan und Isolde de Richard Wagner, particulièrement de la Liebestod d’Isolde qui empli la partition entière, les Gurre-Lieder reposent sur un poème de 1869-1870 du romancier danois Jens Peter Jacobsen (1847-1885) qui, traduit en allemand en 1899 par Robert Franz Arnold, se fonde sur la légende danoise du château de Gurre rapportant l’histoire d’amour du roi du Danemark Waldemar Ier (1157-1182) ou Waldemar IV Atterdag (1340-1375) pour la belle jeune fille aux origines modestes Tovelille, qui sera tuée par la jalouse épouse de Waldemar, la reine Helwig. Le roi se refuse à enterrer sa bien-aimée et ne se sépare jamais de son cercueil. Jacobsen ajoute à la légende l’épisode de la chasse sauvage à laquelle Dieu condamne le roi et ses vassaux pour l’avoir offensé afin de renforcer celui du cortège funèbre dans le but de transcender la fin macabre originelle par l’apparition du soleil levant.

Jens Peter Jacobsen (1845-1887), en 1879. Photo : DR

Rarement programmés en raison on l’a vu de leur difficulté d’exécution et des effectifs nécessaires à leur exécution qui dépassent largement les capacités des orchestres symphoniques courant à moins d’être contraints de faire appel à des musiciens supplémentaires, les Gurre-Lieder, qui avaient été donnés Salle Pleyel en juin 2011 par l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg magistralement dirigé par Marc Albrecht, ont été proposés hier par l’Orchestre Philharmonique de Radio France, qui dispose de toutes les réserves nécessaires à l’exécution des œuvres les plus colossales, dirigé par l’un de ses chefs favoris, le compositeur finlandais Esa-Pekka Salonen.

Première page de la partition des Gurrelieder, Universal Editions. Phot : DR

Ce concert a permis de retrouver le « Philhar’ » d’antan, celui qui faisait les beaux soirs de la radio entre les années 1950 et les années 1990, avec des programmations téméraires et rares de partitions hors normes ou peu jouées, particulièrement au temps où Paul-Yvon Kapp en était le délégué artistique, Gilbert Amy puis Marek Janowski le directeur musical. Dirigeant avec flamme mais la gestique claire et large, une énergie contenue, un sens extrême des contrastes, Esa-Pekka Salonen a tiré la quintessence de l’œuvre, en donnant en compositeur le tour visionnaire tout en l’ancrant dans le romantisme le plus résolu, portant à l’incandescence l’Orchestre Philharmonique de Radio France autant comme entité que riche en personnalités bigarrées à la virtuosité maîtrisée, mais, dans les moments les plus wagnériens, la phalange de Radio France s’est montrée moins feutrée, limpide et immatérielle que l’Orchestre de l’Opéra national de Paris dans le Tristan und Isolde de Wagner dirigé à Bastille par le même Salonen en 2005.

Esa-Pekka Salonen et l'Orchestre Philharmonique de Radio France saluant le public à la fin des Gurrelieder. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

De sa voix fluide, aérienne et d’une relative fragilité, Robert Dean Smith, qui s’était notamment illustré en 2010 dans la Ville morte de Korngold à l’Opéra de Paris où il sera en avril prochain Tristan aux côtés de l’Isolde de Violeta Urmana, et entendu le 15 février dernier dans cette même Salle Pleyel dans un programme Richard Wagner aux côtés d’Anja Kampe (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/02/les-wagner-danja-kampe-et-robert-dean.html) rend ce personnages brûlé par l’amour qu’est Waldemar un être singulièrement touchant. Dommage que Salonen n’ait pas veillé à protéger le ténor états-unien, l’incitant à lutter contre un orchestre tonitruant considérant sa puissance vocale relative, ce qui l’a déstabilisé avant de le pousser dans ses derniers retranchements au point de le rendre parfois inaudible vers la fin. Katarina Dalayman est une Tove étincelante et sûre, Michelle De Young irradie de lumière et de ferveur en Waldtaube, imposant son timbre de velours, le chant du ramier devenant le moment le plus émouvant de la soirée. Noble et supérieurement chantant, le paysan de Gabor Bretz fait regretter la brièveté de ce rôle. Mime saisissant, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke est un bouffon Klaus exceptionnel. Voix bien timbrée, bouffe solide et singulier, sa présence saisissante. A l’instar de ce dernier rôle, le narrateur s’exprime sur une orchestration singulièrement inventive aux textures d’une transparence inouïe, utilisant nombre d’instruments solistes. En ce cas, rien ne peut expliquer et moins encore excuser l’usage d’un micro et la diffusion de la voix par haut-parleurs, qui rendent l’orchestre inaudible et dénaturent le rapport de ce dernier avec la voix, celle-ci écrasant de ce fait tout et s’avérant en décalage total tel une énorme verrue sur un nez finement ciselé. Au nom de quoi aussi avoir fait appel à une femme à la voix (au cri devrais-je écrire) de cabaret façon Pierrot lunaire là où il faut un Moïse ? Question que je m’étais déjà posée en 2010 au soir des Gurre-Lieder de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg dans cette même Salle Pleyel où la même Barbara Sukowa avait hurlé le rôle du narrateur ; celle-là même aussi qui avait déjà gâché l’enregistrement de Salonen avec le Philharmonia Orchestra (2). Les deux chœurs de radio réunis pour ce concert, Radio France et la Radio de Leipzig, sont parvenus à fusionner leurs identités propres pour offrir une prestation de grande qualité. Au total, malgré les réserves formulées ici mais tout compte fait infimes en regard du rendu global, une soirée de l’Orchestre Philharmonique de Radio France à marquer d’une pierre blanche.

Bruno Serrou

1) 4 petites et 4 grandes flûtes, 3 hautbois, 2 cors anglais, 3 clarinettes en la ou en si bémol, 2 clarinettes en mi bémol, 2 clarinettes basses, 3 bassons, 2 contrebassons, 10 cors, 6 trompettes, trompette basse, trombone alto, 4 trombones ténors, trombone basse, trombone contrebasse, tuba, 6 timbales, grand tambour roulant, plusieurs types de cymbales, triangle, glockenspiel, caisse claire, snare drum, grosse caisse, crécelle en bois, chaîne métallique, xylophone, tam-tam, 4 harpes, célesta et cordes (20-20-16-16-12)

2) 2 CD Signum Classics SIGCD173. L’enregistrement de référence des Gurre-Lieder est celui que Seiji Ozawa grava avec le Boston Symphony Orchestra et le Chœur du Festival de Tanglewood en 1979. Les solistes en sont James McCraken, Jessye Norman, Tatiana Troyanos, David Arnold et Werner Klemperer (2 CD Philips 412 511-2). A noter aussi les deux enregistrements de Pierre Boulez, avec une préférence pour celui réalisé en 1974 (le second étant paru chez DG) avec le BBC Symphony Orchestra, les BBC Singers, BBC Choral Society, Goldmith’s Choral Union, Gentlemen of the London Philharmonic Choir. Marita Napier, Yvonne Minton, Siegmund Nimsgern, Kenneth Bowen et Günter Reich en sont les solistes (2 CD Sony Classical SM2K 48459). 

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