jeudi 5 décembre 2013

La deuxième vague de l’intégrale des symphonies et concertos de Chostakovitch par Valery Gergiev et l’Orchestre du Théâtre Mariinsky a galvanisé la Salle Pleyel

Paris, Salle Pleyel, dimanche 1er, lundi 2 et mardi 3 décembre 2013


Valery Gergiev. Photo : DR

C’est devant des salles combles qu’ont été donnés les trois concerts marathons qui se sont succédés en autant de jours de la deuxième vague de l’intégrale des symphonies et des concertos de Dimitri Chostakovitch (1906-1975) donnée Salle Pleyel par l’Orchestre du Théâtre Mariinsky et son directeur musical charismatique Valery Gergiev dont le volet final est programmé en février prochain. Certes, malgré la densité des interprétations et la force de certaines des partitions entendues, principalement les Quatrième et Quatorzième Symphonies, il émane de ces trois soirées de décembre une forte impression générale d’apathie, tant les œuvres se ressemblent, avec les mêmes ficelles de tension/détente, les mêmes orchestrations, les mêmes sonneries de fanfares, les mêmes explosions de percussion, les mêmes scintillements de célesta…

Dimitri Chostakovitch (1906-1975). Photo : DR

Symphonies n° 4 et n° 9, Concerto pour piano n° 1

Deux symphonies entourant un concerto figuraient au programme du concert de dimanche, qui s’est ouvert sur la Symphonie n° 9 en mi bémol majeur op. 70. Composée en août 1945, créée le 3 novembre de la même année sous la direction d’Evgueni Mravinski, cette partition de moins d’une trentaine de minutes est l’une des plus insouciantes et joyeuses de Chostakovitch, qui a ainsi pris le régime communiste à contre-pied, au grand dam de Staline, qui en a conçu une profonde et irrévocable amertume. Le « petit père des peuples » attendait en effet une œuvre grandiose avec solistes, chœur et grand orchestre digne de la Symphonie n° 9 en ré mineur de Beethoven levée à sa gloire et célébrant la victoire de l’armée rouge sur le nazisme. Or, il n’en fut rien, le compositeur saisissant l’opportunité pour déjouer les attentes du régime communiste, et l’œuvre reçut un accueil pour le moins mitigé. Chostakovitch avait en effet décidé d’éviter la grandiloquence et la pompe au profit de la bonne humeur et de l’exaltation, sans parvenir pour autant à masquer son inquiétude personnelle sous l’éclat circonstancié de sa musique. Néanmoins, seul le Largo est d’essence dramatique, avec de graves sonneries de trompettes et de beaux récitatifs de basson. Ce sont d’ailleurs les moments les plus significatifs de cette symphonie.

Daniil Trifonov. Photo : DR

Du même ton joyeux mais en plus spontané, le Concerto n° 1 en ut mineur pour piano, trompette et orchestre à cordes op. 35 date du début des années trente. Chostakovitch, qui le créa lui-même au piano à Leningrad le 15 octobre 1933, y manie comme de coutume un humour grinçant voire grotesque dans les mouvements extrêmes où il use de citations de pages de Haydn et de Beethoven, tandis que le Largo se fonde sur une valse lente et le Moderato où la trompette est absente tient de l’intermezzo. Le jeune Daniil Trifonov en a donné une interprétation vive et enjouée, attestant à 22 ans d’une maîtrise exceptionnelle, tirant de son Steinway des sonorités de braise, dialoguant avec fougue et onirisme avec la trompette vif-argent de Timur Martynov, de douze ans son aîné, trompette solo de l’Orchestre du Théâtre Mariinsky. Ebouriffante et impétueuse dans le finale, l’interprétation du soliste a conduit Gergiev à bisser le dernier mouvement entier, au grand plaisir du public.

Daniil Trifonov (piano), Valery Gergiev, Timur Martynov (trompette) et l'Orchestre du Théâtre Mariinsky. Photo : (c) Salle Pleyel, DR

Conçue en 1935-1936 avec la terreur stalinienne en toile de fond et la dénonciation dans la Pravda de son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk, la Symphonie n° 4 en ut mineur op. 43, l’une des plus longues nées de l’esprit de Chostakovitch, est mue par une teneur autobiographique si prégnante que son auteur préféra la retirer sagement de l’affiche, alors qu’elle en était déjà au stade des répétitions. Cette symphonie ne devait être sortie des tiroirs qu’un quart de siècle plus tard, Chostakovitch en confiant alors la création à l’Orchestre de la Philharmonie de Moscou dirigé par Kirill Kondrachine le 30 décembre 1961. De toutes les symphonies du compositeur russe, cette Quatrième est sans doute celle qui doit le plus à Gustav Mahler. Surtout l’ample finale, qui, aussi développé que le premier des trois qui constituent la symphonie, contient en fait plusieurs mouvements en un seul, ouvert par une marche funèbre de caractère grotesque, avant de passer quasi sans transition à une valse sarcastique puis à un galop, pour s’effondrer enfin dans une atmosphère de désespoir extrême sur l’un des accords d’ut mineur les plus longuement tenus de l’histoire de la musique. C’est sur ces déchirants accords que Gergiev conclut la première des trois soirées de cette deuxième vague de concerts Chostakovitch parisienne.

L’Orchestre du Théâtre Mariinsky, qui sonne rondement et qui s’élève désormais indubitablement au rang des plus grandes phalanges internationales, et Valery Gergiev ont donné des trois œuvres de ce premier programme une interprétation magistrale. Gommant les acidités de la Neuvième tout en s’adonnant au narquois, ils ont brossé une Quatrième impressionnante de grandeur et de retenue, Humble et sensible,  à la tête d’un orchestre magique, tout en nuances et en profondeur, marquant chaque intonation, suscitant au cordeau le moindre départ, démultipliant sa battue et ses regards en direction des divers pupitres de sa phalange pétersbourgeoise, tenant toujours le dard qui lui tient lieu de baguette, Gergiev chante littéralement dans son jardin.

Valery Gergiev. Photo : DR
Symphonies n° 5 et n° 14

Le deuxième concert réunissait les Symphonies n° 5 en ré mineur op. 47, l’une des plus jouées de Chostakovitch, et n° 14 pour soprano, basse et orchestre de chambre op. 135, l’une des plus rares quoique des plus significatives. C’est sur cette dernière que s’ouvrait la soirée de lundi. Conçue en 1962 alors qu’il orchestrait les Chants et danses de la mort de Modest Moussorgski, composée au printemps 1969 après un long séjour du compositeur à l’hôpital, créée à Leningrad le 29 septembre 1969 sous la direction de Rudolf Barchaï, la Symphonie n° 14 se présente comme une sorte de Chant de la Terre de Mahler ou de Symphonie lyrique d’Alexandre Zemlinsky. Dédiée à Benjamin Britten, l’œuvre se présente sous la forme d’une suite de onze sections fondées sur autant de poèmes de l’Espagnol Federico Garcia Lorca (deux poèmes), du Français Guillaume Apollinaire (six poèmes), de l’Allemand Rainer Maria Rilke (deux poèmes) et du Russe Wilhelm Küchelbecker (un poème) traduits en russe dans laquelle le compositeur médite sur sa propre mort et, de par son matériau thématique dodécaphonique, notablement dans le finale Morceau de fin de Rilke, et par ses textures dissonantes, se rapproche de la Seconde Ecole de Vienne. Réduit à vingt musiciens (dix violons, quatre altos, trois violoncelles, deux contrebasses, un percussionniste), l’orchestre est traité tel un ensemble de musique de chambre, les cordes souvent divisi, particulièrement dans Le Suicidé sur des vers d’Apollinaire où les textures du violoncelle se fondent au timbre somptueux de la soprano Veronika Djoeva, ou le superbe O Delvig, Delvig!, antépénultième volet de la symphonie écrit sur le poème de Küchelbecker, un proche de Pouchkine, où l’ardente voix de basse de Mikhaïl Petrenko dialogue avec les trois violoncelles et les deux contrebasses aux arabesques indépendantes quoiqu’intimement imbriquées. Côté vocal, Chostakovitch porte une attention particulière sur une déclamation naturelle. Intense et grave, parfois glaciale, mais percée de lumière et d’espoir, la vision de Gergiev souligne avec intensité le souffle tour à tour dramatique et austère de cette symphonie dans laquelle la personnalité de Chostakovitch se dénude jusqu’au plus secret devant la mort, donnant ainsi dans l’œuvre le maximum de lui-même. La finesse des textures, la ductilité des lignes ont été remarquablement servies par un Orchestre du Théâtre Mariinsky d’une plastique sonore onctueuse et d’une virtuosité à toute épreuve.

En regard de cette partition rare, Gergiev a mis la Symphonie n° 5 en ré mineur op. 47, la plus populaire du cursus des quinze symphonies de Chostakovitch. Conçue un an après l’affaire de Lady Macbeth du district de Mtsensk dont la production du Bolchoï de Moscou suscita la fureur de Staline, écrite en trois mois en 1937, créée le 21 novembre de la même année à Leningrad par l’Orchestre Philharmonique de la ville sous la direction d’Evgueni Mravinski, cette œuvre se veut selon son auteur « la réponse du compositeur à de justes critiques ». Il faut dire qu’à l’époque de sa genèse, l’Union soviétique est sous le boisseau de la terreur des purges staliniennes, dont des proches de Chostakovitch seront victimes, comme le metteur en scène Vsevolod Meyerhold persécuté dès 1930, dix ans avant d’être exécuté, la sœur du compositeur déportée en Sibérie, le beau-frère interrogé… Tant et si bien que le compositeur préfère renoncer à la création de sa Quatrième symphonie terminée en 1936 pour s’atteler à la Cinquième, qui répondra au plus près aux attentes du régime en symbolisant « l’optimisme triomphant de l’homme ». Un optimisme outré qui dit combien il est contraint, si clairement d’ailleurs qu’il fut perçu par le public lui-même en proie à une angoisse collective. Il convient dans le Moderato initial de ne point y mettre donc de pathos mais de veiller à en souligner l’amertume, les moments de grâce et le lyrisme, ainsi que l’insouciance du scherzo Allegretto. Le Largo doit être pathétique mais sans surcharge, voire détaché, tandis que l’Allegro finale est un morceau parmi les plus triviaux du compositeur russe. Gergiev, devant un pupitre vide de tout conducteur, et son orchestre pétersbourgeois ont donné de cette œuvre une interprétation en tous points marquante, sans excès ni maniérisme, tandis que les pupitres ont rayonné par la maîtrise de leur jeu et par le lustre de leurs sonorités.

Valery Gergiev et l'Orchestre du Théâtre Mariinsky. Photo : (c) Salle Pleyel, DR

Symphonies n° 6 et n° 10, Concerto n° 1 pour violoncelle

La troisième et dernière soirée de cette deuxième vague de concerts dédiés à l’intégrale des symphonies et des concertos de Chostakovitch par Valery Gergiev et l’Orchestre du Théâtre Mariinsky s’ouvrait sur la Sixième symphonie en si mineur op. 54, composée deux ans après la Cinquième, et créée le 5 novembre 1939 sous la direction du même Mravinski. A contrario du finale de ladite Cinquième, le long Largo introductif de la Sixième qui fait à lui seul plus de la moitié des vingt-huit minutes de l’œuvre, qui ne compte que trois mouvements, est une funèbre et poignante méditation dont l’atmosphère crépusculaire et l’instrumentation renvoient une fois encore aux symphonies de Mahler mais aussi de Sibelius. Deux scherzo, l’un Allegro l’autre Presto, suivent et concluent la partition, le premier caustique et violent, le second insouciant et rutilant dans lequel basson, flûte, piccolo et violon solo instillent un élan spirituel au morceau.
Gautier Capuçon. Photo : DR
A l’instar de la Cinquième Symphonie, le Concerto n° 1 pour violoncelle et orchestre en mi bémol majeur op. 107 est l’œuvre concertante la plus célèbre de Chostakovitch. Composée durant l’été 1959, créée le 4 octobre de la même année par son dédicataire, le violoncelliste Mstislav Rostropovitch, cette partition se situe dans le prolongement de la Symphonie concertante op. 125 de Serge Prokofiev. L’une des particularités de ce concerto, qui s’ouvre sur le motif DSCH (ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H), Dimitri Schostakovitch selon la graphie allemande), est l’alliage du violoncelle et du cor, seul cuivre de l’orchestre, tandis que le célesta est le plus sollicité des pupitres de percussion. Autre fait remarquable, la longue cadence du soliste qui constitue à elle seule le troisième des quatre mouvements. Extrêmement attentif à son soliste, Valery Gergiev n’en a pas moins sollicité la palette somptueusement contrastée de son orchestre, tandis que Gautier Capuçon en faisait des tonnes en mimiques et en grimaces contrefaisant l’effort et la douleur, appuyant son archet à l’excès pour tirer de son extraordinaire instrument vénitien - un Matteo Goffriler de 1701 - des sonorités grasses et épaisses, lançant une interminable cadence et cassant l’ambiance de l’œuvre en tentant de réaccorder son violoncelle entre l’Allegro initial et le Moderato. Mais le public au sein duquel se trouvaient quantité d’inconditionnels venus uniquement pour le soliste, comme l’attestera le grand nombre de places vides à la reprise du concert à l’issue de l’entracte, l’oreille assourdie par les yeux aveuglés par le charisme de la star, ont obtenu sans avoir à insister deux de ses bis fétiches, le Chant des oiseaux de Pablo Casals et la Marche du soldat extraite des Douze pièces enfantines pour piano op. 65 de Serge Prokofiev.

C’est sur la Symphonie n° 10 en mi mineur op. 93 que se concluaient ce dernier concert des trois soirées Chostakovitch/Gergiev/Orchestre du Théâtre Mariinsky de ce mois de décembre. Commencée peu après la mort de Prokofiev et de Staline (le compositeur écrit dans ses Mémoires qu’il y est question de ce dernier, alors qu’il avait déclaré lors de la création qu’il avait voulu y exprimer les sentiments et passions humains), achevée en octobre de la même année, créée à Leningrad le 17 décembre 1953 sous la direction d’Evgueni Mravinski, la Dixième Symphonie de Chostakovitch s’ouvre sur un ample Moderato sombre et pessimiste qui lui instille un ton d’accablement. Les thèmes longuement étirés et la tension croissante qui perdure jusqu’au point culminant final ramènent au climat de la Huitième Symphonie composée dix ans plus tôt. Gergiev bâtit ce mouvement dramatique tel un architecte, donnant d’un geste sec et précis de la main gauche départs, nuances et expression, tandis que la battue de la main droite tenant l’habituel dard marque la moindre modulation de tempo, le tout donnant l’occasion de gouter l’onirisme volubile des solos de clarinette puis de flûte, enfin des deux piccolos.

Le concert étant plus long que je ne l’escomptais, je n’ai pu y assister jusqu’à son terme, et j’ai dû m’éclipser à l’issue du mouvement initial. Je n’ai de ce fait pu voir ni écouter les trois derniers mouvements que le lendemain matin, grâce au streaming du concert retransmis la veille en direct sur le site de la Cité de la Musique (1). Ce n’est donc pas selon le point de vue du spectateur que j’évoque cette dernière partie de concert mais de celui du téléspectateur, ce dont je prie mes lecteurs de bien vouloir m’excuser…

Le chef russe a dirigé de façon alerte le bref mais implacable Scherzo aux rythmes fantastiques tandis que l’orchestre a donné toute sa puissance avec un son droit et brûlant. Dans le complexe Allegretto, Chostakovitch intègre un thème fondé sur ses propres initiales en allemand (voir plus haut le Concerto n° 1 pour violoncelle et orchestre) et retourne au climat du Moderato initial dont le premier thème réapparaît au cœur du morceau. Ce pessimisme patent souligné par le chant plaintif des hautbois, flûte et basson solos, s’éclaire peu à peu dans la frénésie de l’Allegro final, où la musique se fait soudain enjouée. Tout au long de l’exécution de l’œuvre, il a été possible de goûter à satiété le lustre des soli de bois, particulièrement de clarinette (auquel il convient d’ajouter le superbe duo du troisième mouvement) et de flûte, mais aussi de basson, puis de cor anglais et de hautbois, tandis que solos de cor et de violon ont complété la belle performance des premiers pupitres de l’Orchestre du Théâtre Mariinsky confortée par la remarquable prestation d’ensemble des altos.

Bruno Serrou


1) http://www.citedelamusiquelive.tv/Concert/1011731/orchestre-du-theatre-mariinsky-valery-gergiev-gautier-capucon.html. L’enregistrement de chacun de ces trois concerts est accessible sur ce même site pendant quatre mois.

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