mardi 1 octobre 2013

Le compositeur Matthias Pintscher a dirigé avec grand succès son premier concert de directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain placé sous le signe de la spiritualité

Paris, Cité de la Musique, vendredi 27 septembre 2013

L'Ensemble Intercontemporain et Matthias Pintscher. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, DR

Tandis que Susanna Mälkki triomphe dans la fosse de l’Opéra de Paris pour la reprise de l’Affaire Makropoulos de Leoš Janáček, son successeur à la tête de l’Ensemble Intercontemporain a donné son premier concert Cité de la Musique comme directeur musical de l’ensemble créé par Pierre Boulez en 1976. Le compositeur allemand, qui vit désormais à New York, n’est pas un inconnu en France. Que ce soit comme compositeur, puisque l’Opéra de Paris notamment lui a commandé l’opéra L’Espace dernier en février 2004, ou comme chef d’orchestre, s’étant déjà produit en deux occasions à la tête du même Ensemble Intercontemporain. 

Anton Webern (1883-1945). Photo : DR

Placé sous le signe du sacré, réunissant en un même élan judaïsme, christianisme et bouddhisme, son premier programme comme directeur musical de l’EIC a captivé, et s'avère pour le moins prometteur quant à la qualité de sa programmation dans les années qui viennent (1). Pintscher souhaite en effet mettre en regard les œuvres du XXIe siècle et les classiques du XXe et en-deçà. C’est ainsi que le concert de vendredi a été ouvert sur l’admirable Fuga (ricercata) extraite de l’Offrande musicale BWV 1079 de Jean-Sébastien Bach dans l’orchestration qu’Anton Webern en a réalisé en 1934-1935. Le Viennois met remarquablement en exergue les relations motiviques et chaque voix de la polyphonie en éclatant l’orchestration entre les instruments de l’orchestre à travers lesquels passent les notes une à une, créant ainsi une mélodie de timbres d’une finesse et d’une ductilité inouïe. Les musiciens de l’Intercontemporain se sont de toute évidence plus à jouer cette page dont le contrepoint est apparu dans son absolue clarté soulignée par un effectif de cordes réduit à deux par pupitre et une contrebasse. 

Jonathan Harvey (1939-2012). Photo : DR

En hommage à Jonathan Harvey disparu le 4 décembre dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/12/le-compositeur-jonathan-harvey-est.html), Matthias Pintscher et l’Ensemble Intercontemporain ont présenté Two Interludes and a Scene for an Opera, titre synthétisant en fait la réunion de deux interludes l’opéra Wagner Dream encadrant l’une scène des scènes (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/12/cd-wagner-dream-dernier-des-trois.html) (2). Composé entre 2002 et 2006, créé à Luxembourg par l’Ensemble Ictus, dernier des trois opéras achevés de Harvey, après Passion and Resurrection (1981), sur des drames sacrés bénédictins, et Inquest of Love (1991), cet ouvrage fond en une commune spiritualité christianisme et bouddhisme à travers l’opéra inachevé de Richard Wagner, les Vainqueurs. Le Songe de Wagner de Harvey est celui que tout mourant fait lorsque l’âme est sur le point de quitter le corps. Celui de Wagner se joue à Venise. Alors que Wagner et ceux qui le côtoient sont campés par des comédiens, son rêve qui guide son esprit jusqu’au seuil de la mort est incarné par des chanteurs. Harvey leur associe chœur, ensemble et  électronique en temps réel. Le passage entre le théâtre et la musique, la parole et le chant, le temps historique et le songe coule ici avec naturel. Evitant citations et pastiche, la musique aux harmonies chatoyantes agrège les parfums de l’Orient à la créativité de Harvey. Le premier interlude évoque la crise cardiaque qui a frappé Wagner à Venise et qui allait l’emporter alors qu’il songeait à écrire l’opéra les Vainqueurs, tandis que le second en s’appuyant sur la légende de Prakriti, jeune paysanne humble et intouchable, et le moine Ananda, cousin et disciple du Bouddha Shakyamuni. Le second interlude, qui reflète le désir et de transcendance par l’amour ressentis par Prakriti, est une danse lente sur laquelle les deux personnages expriment sans se toucher leur amour l’un pour l’autre. Ces trois volets réunis représentent le quart de l’opéra de Harvey, tandis que la scène, reprise des Vainqueurs de Wagner, Harvey compose une aria au lyrisme incandescent qu’il confie à Ananda à partir de laquelle il élabore une ballade sur laquelle Pratriki répond avec flamme. Soutenant avec sollicitude deux remarquables chanteurs, la soprano britannique Claire Booth et le ténor canadien Gordon Gietz, Matthias Pintscher a souligné tout le lyrisme de ces pages d’une saisissante beauté, soutenu par un Ensemble Intercontemporain aux textures fines et fruitées. Il a juste manqué une dynamique plus soutenue qui aurait donné un côté plus dramatique à cette suite de concert. 

Bernd Aloïs Zimmermann (1918-1970). Photo : DR

Comme il s’est engagé à le faire dans tous ses concerts avec l’Ensemble Intercontemporain, avec des œuvres présentant diverses formes d’instrumentation dans un même concert, du solo à vingt-cinq instruments, Pintscher a confié à Pierre Strauch, membre de l’Ensemble Intercontemporain, la Sonate pour violoncelle seul de Bernd Aloïs Zimmermann. Une œuvre admirable qui devrait appartenir au répertoire de tous les violoncellistes un tant soit peu tentés par le désir de travailler qui se situe sur les mêmes cimes que les Suites pour violoncelle de Bach, la Sonate de Kodaly ou les Suites de Britten. Le violoncelle est l’instrument de prédilection de Zimmermann. Il en a enrichi le répertoire avec des œuvres majeures tels son premier concerto, Canto di speranza (1957), strictement sériel, intimiste, lumineux et serein, dédié à sa femme, ou le Concerto pour violoncelle et orchestre en forme de pas de trois (1965-66) et Intercomunicazione pour violoncelle et piano (1967). Les Saintes Ecritures sont à la base de nombre de ses partitions. 

Pierre Strauch. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, DR

Ce qui est bien évidemment le cas de cette Sonate pour violoncelle (1960) dédiée à son épouse et composée parallèlement à la genèse de son opéra Die Soldaten (1958-1964), dont les cinq mouvements sont un véritable guide des techniques de jeu moderne pour cet instrument, Zimmermann utilise, pour la première fois, des micro-intervalles (quarts de ton), et de nouveaux types de pizzicati, qui puise son inspiration dans le premier verset du troisième livre de l’Ecclésiaste, … et suis spatiis transeunt sub caelo (… et un temps pour toute chose sous le ciel). Pierre Strauch en a donné une interprétation d’une grande spiritualité transcendée par l’aisance avec laquelle il a dominé les impressionnantes difficultés de cette extraordinaire partition, lui donnant ainsi la dimension d’un grand classique et le souffle d’une véritable épopée mystique. A la fin de l’exécution, Pierre Strauch s’est effacé durant les applaudissements derrière la partition de Zimmermann, exprimant de la sorte combien l’œuvre et son auteur sont les éléments fondamentaux de la réussite de son approche. 

Matthias Pintscher (né en 1971). Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, DR

Pour conclure ce premier concert comme directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain, Matthias Pintscher, à l’instar du fondateur de l’ensemble, Pierre Boulez, a dirigé l’une de ses propres partitions, elle aussi d’inspiration spirituelle. Donné vendredi en création mondiale, fruit d'une commande de l'Ensemble Intercontemporain, composé en 2011-2013, Bereshit (Au commencement) pour grand ensemble - deux flûtes (flûte/piccolo, flûte/flûte en sol), hautbois, cor anglais, clarinette, clarinette -basse, clarinette contrebasse, basson, contrebasson, deux cors, deux trompettes et trombones, trois percussionnistes, piano, harpe, trois violons, deux altos et violoncelles, et contrebasse - renvoie au mythe de la Création, puisque le terme Bereshit n’est autre que le premier mot de la Torah qui évoque le néant d’où émerge l’Univers. C’est ainsi que naît l’œuvre de Pintscher, sur un son de percussion à partir duquel la matière musicale se densifie et d’où s’élaborent sonorités, gestes, rythmes, alliages de timbres. La richesse et la densité de l’orchestration instillent une variété des couleurs et une compacité d’une symphonie pour grand orchestre d’où émergent de lumineux solo de contrebasson, de violon, de harpe et de piano, ces deux derniers joués avec un spectre ou en résonances naturelles, mais aussi des appels telluriques de l’ensemble entier qui éclatent jusqu’à la déchirure, qui conduit vers un grand cri des tutti pour se dissiper soudain dans un silence menaçant avant de se déployer de nouveau sur les appels de trompettes aux tensions apocalyptiques dignes de l’introduction de la Cinquième Symphonie de Mahler. Des solistes (Paul Riveaux, Frédérique Cambreling, Hidéki Nagano, Jeanne-Marie Conquer) aux tutti, l’Ensemble Intercontemporain a donné de cette pièce d’une brulante expressivité sa force et son chatoiement dus à la ductilité des timbres. Le mariage Ensemble Intercontemporain / Matthias Pintscher, premier directeur musical à la fois compositeur et chef d’orchestre depuis le départ de Péter Eötvös en 1991, est plus que prometteur… 

Bruno Serrou

1) Ce concert est diffusé sur France Musique lundi 14 octobre 2013 à 20h dans le cadre de l'émission d'Arnaud Merlin, qui reçoit à l'issue de cette diffusion le compositeur contrebassiste Gilbert Nouno

2) 2CD Cyprès CYP5624 (Abeille Musique)

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