samedi 8 juin 2013

Deux créations pour orchestre, de Cella et Schœller, à l’aune de deux grands référents, Dutilleux et Lutoslawski

Paris, Salle Pleyel, vendredi 7 juin 2013

Jukka-Pekka Saraste. Photo : DR

Toujours plus esquivé par les compositeurs depuis Arnold Schönberg et son opus 9 de 1906-1907, l’orchestre symphonique, après l’opéra, retrouve peu à peu son attrait. Il faut dire que les grandes phalanges internationales ont d'elles-mêmes ressenti le danger d’une mort plus ou moins rapide si elles ne suscitaient  des œuvres nouvelles, le répertoire se faisant toujours plus limité s’il n’était pas renouvelé…

La seconde moitié du XXe aura vu naître peu de partitions symphoniques, considérant la quantité d’œuvres nouvelles créées de par le monde. Seuls quelques téméraires s’y sont risqués, mais fort peu se sont aventurés à attribuer le titre « symphonie » à leurs créations dédiées à l’orchestre. Ce qui reste d’ailleurs toujours le cas.

Dédié à Henri Dutilleux, qui aura maintenu à un haut niveau la création orchestrale française dans le monde, le concert donné hier Salle Pleyel par l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par l’excellent chef finlandais Jukka-Pekka Saraste, dans le cadre du festival ManiFeste de l’Ircam, a mis en regard deux œuvres données en création mondiale et deux pages de grands symphonistes du XXe-XXIe siècle.

Ce qui est à remarquer dès l’abord de façon saisissante est la compacité parfois assourdissante de l’orchestration des compositeurs vivants par rapport à la finesse, à la subtilité des coloris, au jeu délectable des répons entre les instruments, la transparence et la fluidité de l’instrumentation de leurs deux aînés. Les plus jeunes semblent avoir oublié la magie de la mélodie de timbres si brillamment illustrée par Arnold Schönberg et son école ainsi que par leurs successeurs, qu’ils se réclament ou non de l’expérience de la Seconde Ecole de Vienne, particulièrement l’Ecole spectrale. Ce que nous avons entendu hier en première partie de concert est en effet fort éloigné des riches propositions des Grisey, Dufourt, Murail ou Levinas en matière orchestrale, pour rester dans le domaine de la musique en France.

Carmine Emanuele Cella (né en 1976)

Reflets de l’ombre de Carmine Emanuele Cella

Les deux créations étaient données en première partie de programme. En ouverture, Reflets de l’ombre pour grand orchestre et électronique en temps réel de Carmine Emanuele Cella. Né le 4 mai 1976 à Urbino, ce compositeur italien est aussi scientifique et philosophe, et travaille plus particulièrement sur les relations entre mathématiques et musique. Membre de l’équipe Analyse et synthèse des sons de l’Ircam en 2007-2008, il y réalise en 2011-2012 l’informatique de l’opéra Limbus-Limbo que son compatriote Stefano Gervasoni compose pour les cinquante ans des Percussions de Strasbourg qui créent l’ouvrage dans le cadre du festival Musica 2012 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/09/le-30e-musica-de-strasbourg-festival.html). L’Ircam le met la même année en résidence pour y concevoir une première pièce d’orchestre en formation Mozart créée dans le cadre de ManiFeste 2012, qui lui commande dans la foulée Reflets de l’ombre pour un orchestre mahlérien, avec bois par trois, cuivres par quatre, tuba, deux harpes, piano, célesta, quatre percussionnistes, timbales et cordes en proportion, masse à laquelle a été associée l’électronique en temps réel. C’est ce dernier élément qui s’avère le plus intéressant, dans la pièce de Cella. Personnage-clef dans l’univers de l’informatique, Cella est reconnu pour ses « nuages de sons » qui ne sont plus seulement le traitement en temps réel d’un son préexistant mais une virtualité sonore. Ainsi, au lieu de transformer ou de prolonger des traits des instruments acoustiques, Cella les simule, comme il simule des ombres qui pourraient être indifféremment tempête, mer, cascade ou souffle métaphysique, tandis que l’orchestre, continuellement en tutti et grondant tel la houle, stagne vingt minutes durant (et non pas quinze comme indiqué dans le programme de salle) dans un nuancier fort étroit, confiné entre ff et ffff, au point de saturer souvent l’audition. Malgré sa quête technologique, L'auteur ne parvient pas à aller au-delà de ce que l’Ircam produit depuis qu’il existe, ce qui résulte de son travail restant dans les conventions de l’informatique musicale.

Philippe Schoeller (né en 1957). Photo : DR

Songs from Esstal, I, II et III de Philippe Schœller

La seconde création du jour était signée Philippe Schœller (né en 1957), dont l’une des œuvres les plus représentatives, Totem composé en 2000, est déjà destinée au grand orchestre. Treize ans après cette remarquable partition, Schœller retrouve l’orchestre auquel il associe, sur ses propres textes en anglais où il glisse des sonnets de William Shakespeare, la voix de soprano, pour un cycle de trois arie dans lesquelles l’héroïne, la reine Esstal, chante ses visions. D’où le titre Songs from Esstal, I, II et III. Ces trois pièces sont extraites d’un opéra en devenir, mais le compositeur les présente comme une œuvre à part entière, un triptyque de musique « pure » au « lyrisme libre » qui narre « une scène imaginaire ». 

Barbara Hannigan. Photo : (c) Elmer de Haas, DR

Tendue et dramatique, l’œuvre met en jeu un orchestre luxuriant trop systématiquement monolithique et visant presque à la saturation sonore, s’avérant extrêmement cuivré, avec un nuancier poussé dans les fff au point que la voix lumineuse et limpide de la magnifique Barbara Hannigan, à qui Song I est dédié, a dû être sonorisée à l’aide d’un micro discrètement posé sur elle pour que sa voix d’une beauté et d’une émotion saisissante se fasse entendre dans les passages les plus puissamment orchestrés. Ce qui a suscité des déséquilibres dans les atmosphères sonores en colorant artificiellement le timbre pourtant étincelant de la cantatrice canadienne. Il apparaît dommageable de pousser à ce point une voix aussi belle que celle-là, bien qu’elle soit habituée à la haute voltige comme merveilleuse interprète de la musique d’aujourd’hui, que Barbara Hannigan se plaît également à diriger.

Witold Lutoslawski (1913-1994). Photo : DR

Symphonie n° 3 de Witold Lutoslawski

La seconde partie du concert était consacrée à deux chefs-d’œuvre de compositeurs européens fruits de commandes de deux des « big five » nord-américains. Sans doute le plus grand compositeur polonais de l’histoire - Chopin était à moitié Français et passa l’essentiel de sa vie créatrice à Paris, tandis que Szymanowski s’avère moins constant -, aimant particulièrement la France et ses poètes, Witold Lutoslawski est depuis sa mort en 1994 par trop négligé par musiciens et institutions de l’hexagone. Il est pourtant assurément le plus grand des compositeurs polonais de l’histoire - si l’on considère Chopin comme autant Polonais que Français et qu’il se consacra quasi exclusivement au piano -, et l’un des plus inventifs et originaux de sa génération, tandis que sa création ne compte aucune faiblesse. Quatre mois après une remarquable exécution de son Concerto pour violoncelle et orchestre par Miklós Perényi et l’Orchestre Philharmonique de Berlin dirigé par Simon Rattle (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/02/simon-rattle-et-le-berliner.html), l’Orchestre Philharmonique de Radio France a porté hier son dévolu sur la troisième de ses quatre symphonie. Composée en 1981-1983 à la suite d’une commande de l’Orchestre Symphonique de Chicago et son directeur musical Sir Georg Solti qui l’on créée le 29 septembre 1983, construite en deux mouvements enchâssés l’un dans l’autre, la Symphonie n° 3 est une œuvre charnière dans la création du maître polonais. Elle conclut en effet la phase aléatoire amorcée en 1961 avec Jeux vénitiens et culminant en 1976 dans Mi-parti, et celle, plus synthétique et mélodique, qui conduira notamment à l’extraordinaire Concerto pour piano de 1988. Quinze ans après la révolutionnaire Symphonie n° 2, la troisième en prolonge la quête architecturale, tout en donnant à l’aléatoire un caractère plus contrôlé, tandis que l’écriture s’avère plus fouillée encore dans la magnificence sonore et l’exploitation des timbres, les instruments intervenant souvent en solistes au point de donner à l’œuvre le tour d’un concerto pour orchestre, ainsi que dans le lyrisme halluciné, déjà présent dans le magistral Concerto pour violoncelle de 1970. En regard des deux œuvres données en création, cette grande page d’un peu plus d’une demi-heure reste malgré ses trente ans d’une inventivité, d’une variété d’intonation, d’une diversité sonore, d’une fluidité et d’une maîtrise extraordinaire, au point qu’elle ne cesse de surprendre au détour de chaque page, porteuse d’un trésor inépuisable d’intentions, de champs d’investigations et de solutions dans lequel devraient se plonger les compositeurs, qui, aujourd’hui, semblent trop souvent se frapper la tête contre les murs… 

Henri Dutilleux (1916-2013). Photo : DR

Hommage à Henri Dutilleux

Pour saluer la mémoire d'Henri Dutilleux, disparu le 22 mai dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/05/le-grand-compositeur-francais-henri.html), l'Orchestre Philharmonique de Radio France a ajouté au programme initialement prévu Métaboles, l'une des oeuvres les plus célèbres du compositeur français. Composées en 1964, les cinq pièces qui s’imbriquent les unes dans les autres pour constituer cette partition pour grand orchestre avec bois et cuivres par quatre, à l’instar de la Symphonie n° 3 de Lutoslawski, sont le fruit d’une commande de George Szell pour le cinquantième anniversaire de l’Orchestre de Cleveland, qui en a donné la création le 14 janvier 1965. La partition est conçue à la façon d’un concerto pour orchestre, chacune des parties, dont la formule initiale subit une succession de métamorphoses, privilégiant une famille spécifique d’instruments, bois, cordes, percussion, cuivres, avant qu’ils soient tous réunis dans le finale. 

Dirigé avec un allant extraordinaire et une conviction particulièrement communicative par un Jukka-Pekka Saraste en grande condition physique, l’Orchestre Philharmonique de Radio France s’est avéré en très grande forme, se donnant sans réserve apparente dans les pages données en création, et se livrant avec un plaisir non feint dans les deux immenses chefs-d’œuvre de la fin du XXe siècle, les pupitres se faisant vaillamment concurrence en virtuosité et en timbres, donnant des Métaboles une interprétation infaillible plus idiomatique encore que celle des berlinois.

Bruno Serrou

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