samedi 2 juin 2012

Une splendide création de Philippe Manoury par Jean-Philippe Neuburger, l’Orchestre de Paris et Ingo Metzmacher ouvre le 1er ManiFeste de l’IRCAM


Paris, Salle Pleyel, vendredi 1er juin 2012 
 Ingo Metzmacher - Photo : DR
Il régnait hier sur Paris comme une augure d’événement majeur. C’est la musique qui en a été l’élément porteur, et cela se passait Salle Pleyel, dans le huitième arrondissement, à deux pas des Champs-Elysées. C’est dans cette salle mythique que s’est ouverte la première édition du nouveau festival vitrine de l’IRCAM, ManiFeste, qui succède à Agora en enchaînant spectacles et pédagogie tout ce mois de juin, devant un auditoire plus large que de coutume, à l’instar de son programme : une création mondiale entourée de trois œuvres pour grand orchestre majeures du vingtième siècle, deux rares mais sublimes, la troisième plus courue et tout aussi admirable.
 Pollock
L’événement pressenti fera bel et bien date. Le premier concerto pour piano, orchestre et électronique en temps réel de Philippe Manoury (1) s’est en effet avéré dès sa création comme un véritable accomplissement. Sous le titre Echo-Daimónon, cette partition de plus de vingt minutes est d’une puissance et d’une richesse sonore extraordinaire. Elle associe un piano acoustique soliste à une électronique qui engendre quatre claviers virtuels. Le son mis en résonnance par l’informatique en temps réel est créé à partir de ceux de pianos préexistants. 
 Bacon "Velázquez"
« C’est comme si l’on avait quatre pianistes cachés dont la prestation était retransmise par le biais de haut-parleurs répartis autour du public à l’extérieur de la salle », explique le compositeur. Ces instruments virtuels n’ont donc pas tout à fait le son d’un vrai piano, qui est plus présent puisque disposé classiquement au centre du plateau devant l’orchestre et derrière le chef. Les pianos virtuels réagissent, contredisent, imitent le soliste qu’ils cherchent à déstabiliser (d’où le terme démons du titre), tandis que le pianiste cherche à juguler leurs attaques. Mais à la fin, un petit geste du soliste dans le coffre du piano dit clairement que le soliste participe à la diablerie, au point que l’on se demande finalement s’il n’est pas l’un des leurs, voire leur maître. L’orchestre fait corps avec le piano, comme dans un concerto de Brahms mais avec la présence de solistes virtuels supplémentaires. « Ce que fait l’ordinateur n’est pas déterministe, informe Manoury, ce que font les musiciens de l’orchestre est entièrement écrit ainsi la partie dévolue au pianiste. L’action de l’ordinateur se fonde sur la théorie des probabilités, et le chef ne peut pas prévoir ce que va exécuter l’ordinateur. » A l’instar des concertos de Johannes Brahms, l’orchestre a une place aussi importante que le piano, ce qui donne à l’œuvre le tour d’une symphonie concertante. Mais l’on songe aussi par la virtuosité, la résonance et la largeur de l’ambitus de la partie pianistique aux concertos de Serge Rachmaninov. A cela s’ajoute une écriture instrumentale et orchestrale comparable à la palette d’un peintre aux multiples facettes, avec ces éclats de couleurs chaudes et bigarrées de Jackson Pollock, ces grands traits de pinceaux jaillissants façon Pierre Soulages, ces à plat au centre de l’œuvre qui font penser à Yves Klein, tandis que les apparitions des diables pianistes sont des fantômes de Francis Bacon… 
 Soulages - 1957
L’écriture extrêmement pianistique séduit immédiatement, d’autant plus qu’il était magistralement tenu par Jean-Frédéric Neuburger jouant avec un bonheur évident les deus ex-machina luttant sans faiblir avec les diables virevoltant qui prenaient un malin plaisir à essayer de le piéger et à lui faire des croc-en-jambe (ou plutôt des croc-en-doigt), leur échappant toujours plus fort, jusqu’à les piéger à son tour à la fin, se levant l’air de rien pour se pencher dans le coffre de son piano et en pincer les cordes graves, clouant du même coup le bec aux quatre pianos virtuels. Ce qui convainc aussi dans cette œuvre est la discrétion de la technique Ircam, qui s’efface au point que les claviers virtuels gardent les couleurs et les timbres d’un piano classique s’exprimant dans le lointain. Seule la présence de haut-parleurs sur les côtés du premier balcon trahissait une sonorisation. Manoury confirme du même coup l’extraordinaire maîtrise de l’outil qu’il a désormais acquise. Il convient aussi de saluer la prestation de l’Orchestre de Paris, particulièrement les percussionnistes, avec la présence singulière de neuf steel-drums au jeu d’une extrême difficulté, des bois et des cuivres. En chef expérimenté, expert en création, Ingo Metzmacher a dirigé avec précision et allant cette première exécution d’une œuvre qui fera assurément date.
 Klein
Le chef allemand avait eu auparavant l’occasion de démontrer son immense talent en dirigeant l’une des œuvres phares pour orchestre du XXe siècle, Atmosphères composée en 1961 par György Ligeti, autre proche de Pierre Boulez et fidèle de l’IRCAM qu’il aimait fréquenter mais dont il n’a jamais utilisé les technologies. Pourtant, dans cette partition pour orchestre sans percussion, l’on retrouve des sonorités qui ne sont pas sans rappeler les musiques électroacoustiques. Le compositeur hongrois renonce à la notion d’intervalles et de rythmes perceptibles au profit d’une micropolyphonie déterminée à la façon des peintres en couches de timbres statiques de surfaces, de couleurs et de viscosité extraordinairement variées, distribuées en vingt-neuf parties réelles pour quatre vingt neuf musiciens. Après le concerto de Manoury, Metzmacher a dirigé une seconde partition de Ligeti, Lontano, œuvre pour grand orchestre composée en 1967 pour le Festival de Donaueschingen, à l’instar d’Atmosphères. Ici aussi, l’absence de percussion, de harpe et de claviers est prégnante, mais l’impression de jeu continu repose cette fois sur les jeux harmoniques et, comme le précise le compositeur, de la métamorphose graduelle de constellations d’intervalles, qui, contrairement à Atmosphères, redeviennent perceptibles. Se concluant sur un impressionnant decrescendo des cordes, Lontano s’est superbement effacé pour laisser la place à l’immobilité pianissimo des altos de l’Adagio de la Symphonie n° 10 (1910-1911) de Gustav Mahler qui a conclu le concert sur une note d’un sombre pessimisme mais d’une poignante beauté qui a conforté l’impression d’accomplissement de l’Orchestre de Paris, en dépit de légères défaillances de cors et de bois, et d’un étonnant vibrato de la trompette solo à la fin de l’immense cri de désespoir de cette Xe de Mahler, où l’on attend un son droit et ferme dont est pourtant capable l’infaillible Bruno Tomba.
Bruno Serrou

1) A paraître chez Musica Falsa (MF) Philippe Manoury, la Musique en Temps réel, entretiens avec Omer Corlex et Jean-Guillaume Lebrun

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